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Brahms : ça va beaucoup mieux

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Yuja Wang. Brahmsienne ?

Yuja Wang. Brahmsienne ?

Rien n’intrigue autant que les goûts d’un mélomane. Qu’il s’enthousiasme ou qu’il s’agace, cet animal étrange emprunte dans ses passions d’innombrables chemins bien difficiles à sonder. Doués d’autant de déraison que de mauvaise foi, concertivores et discophages aiment et détestent en suivant pour seul guide ce qui chante à leur oreille. Et si certains délaisseront peut-être demain ce qu’ils adorent aujourd’hui, qui sait si d’autres n’iront pas chérir ce qu’hier encore ils regardaient d’un œil sévère ? Nul n’est à l’abri d’un violent retour de flamme : sans doute aurais-je dû me méfier davantage. Il allait pourtant suffire d’un Concerto en ré mineur saisi au vol sous les doigts de Clifford Curzon et d’entendre Jeanne Moreau se mêler aux six voix de l’Allegro ma non troppo de l’Opus 18 pour qu’une brèche s’ouvre dans mon désintérêt farouche pour la musique de Brahms.

Reste que ce qui n’aurait pu être qu’un banal engrenage diabolique ou une simple béchamel infernale se mua, ce samedi 26 janvier, en un terrible complot dont une jeune pianiste chinoise allait être l’innocent outil. Leurré par la programmation pousse-au-crime de la salle Pleyel (cinq apparitions de ladite musicienne l’espace de deux semaines !), je compris à mon arrivée sur place le rôle que Yuja Wang (car il s’agit bien d’elle) allait jouer au cours de cette fatidique soirée. Le sponsoring d’une organisation criminelle aussi dangereuse que Piano **** aurait pourtant dû me faire saisir le péril de la chose – mais il était trop tard, hélas.

En s’éloignant vers la rue du Faubourg Saint-Honoré lesté de quelques yujaddicts habilement accrochés au pare-chocs arrière avant d’être retrouvés en piteux état place de l’Étoile, le taxi emportant Yuja Wang avait abandonné nombre de ses fans parisiens à leur sombre déglingue. Le temps de la voir revenir de Berlin où elle était partie répéter en compagnie de ses partenaires du week-end, c’est la Yuja Wang chambriste que j’allais découvrir pour la première fois – après ses venues en tant que concertiste et récitaliste. Une découverte en forme de mystère, tant la musique de chambre occupe une place restreinte dans son emploi du temps. Tout de même : on aura connu pires partenaires que Gautier Capuçon, Leonidas Kavakos et les solistes du Philharmonique de Berlin (qu’elle accompagnait déjà lors d’une série consacrée aux « Grands Quintettes »en 2011)…

Fallait-il cependant voir derrière ces deux concerts une fine stratégie marketing visant à faire venir les mélomanes intellos à Yuja Wang autant que les yujaddicts à Brahms, comme le suggéra malicieusement une ancienne schumannophobe tourneboulée par la récente intégrale parisienne du COE ? Sans doute. Et redoutable d’efficacité qui plus est, puisque j’avais pour ma part pris mes billets sur la seule foi de ma propre yujite aiguë lors de mon abonnement à la saison 2012/2013. Reste qu’en fanatique raisonnable, j’étais d’ores et déjà conscient que la familiarité de miss Yuja avec ce répertoire à longue barbe blanche n’irait pas forcément de soi (a fortiori après avoir entendu une partie du cycle symphonique de Gergiev où la problématique stylistique se posait mutatis mutandis de la même façon). Régulièrement poussée sur le devant de la scène pour saluer par les grosses paluches fraternelles de Guy Braunstein, couverte d’accolades et de bises, la jeune artiste allait-elle remporter son pari musical ? Persistance du mystère Wang, avait énoncé ce jour-là Gérard Mannoni dans son compte rendu du récital parisien. Calé en rang BB, il ne me restait dès lors plus qu’à répondre à la question fondatrice de la yujalogie moderne.

Il suffit pourtant d’un détail pour que tout bascule, en plein milieu du premier mouvement de la Sonate pour clarinette et piano en fa mineur. Traversant à pleine vitesse ce qui ne m’évoque guère qu’une langue de bitume dans l’hinterland hambourgeois (« L’opus 120 : un visa pour l’aventure ! »), une vision troublante. Un punctum capturant le regard : la chemise du clarinettiste Wenzel Fuchs. Boutonnée de travers. Impossible, impossible, murmuré-je. Pas Wenzel Fuchs ! Un professeur réputé, blanchi sous le harnais ! Des enregistrements sérieux de Weinberg et de Reger, vingt ans de Philharmoniker… mais une chemise où mardi se boutonne avec mercredi ! Le choc. À en faire oublier un dialogue soliste/pianiste qui peine à se mettre en place dans ce volet inaugural. Incalculablement déroutant précisément parce qu’il vient introduire sans crier gare la note d’incongru qui éveillera à coup sûr l’imagination du blogueur encore trop réfractaire à l’art brahmsien

L’inattendu, l’impromptu : c’est précisément ce qui manquait à mon tout récent souvenir de la venue du Quatuor Ébène à l’Auditorium du Louvre. Une forte impression. Voilà littéralement (et avec la plus profonde signification que peut prendre cette expression) ce que m’avaient laissé ces quatre fabuleux musiciens à la sonorité affirmée et conquérante. Particulièrement bien huilé dans le Divertimento de Mozart joué en ouverture de programme, le discours gagna ensuite en véhémence et en engagement pour débusquer dans le Quatuor en la mineur de Mendelssohn une énergie et une douleur que mon interprétation favorite (les Cherubini) n’avaient pas poussé à un tel degré de violence. Explosif mais impérieusement contrôlé, le premier mouvement laisse deviner dans les phrasés torturés du primarius Gabriel Le Magadure une liberté prisonnière de la nécessité, éperonnée sans cesse par des affects aussi variés qu’harassants. Homogénéité, complémentarité et autorité des quatre instrumentistes ; hardiesse, émotion et génie de la partition : l’exécution de cet opus 13 laisse l’auditeur muet de stupeur et le plumitif électronique incapable de saisir par quelque extrêmité que ce soit une prestation littéralement sans réplique. Peu d’œuvres au monde imposent aussi violemment le silence, diront les musiciens eux-mêmes pour prendre congé de leur public.

Mais comment imaginer qu’aussi bouleversante qu’ait pu être cette expérience de concert au Louvre, ce soient précisément les imperfections des prestations berlinoises qui aient su s’imposer dans ma mémoire ? Qu’à l’impeccable prestation des Ébène (parfaits jusque dans le clip promotionnel de leur tout récent album Mendelssohn) j’ai pu préférer les défauts et les petits à-peu-près de ce second acte du cycle des Philharmoniker ? Effet de ma propre yujite aiguë ? Pas exactement. Affichée comme l’argument commercial ultime de cette série de concerts, miss Yuja a certes pu proposer un accompagnement idéal dans la Sonate pour clarinette du samedi soir mais a tout de même avalé ses deux partenaires du Trio en ut majeur du lendemain, la faute à une sonorité orchestrale mal adaptée à l’exercice chambriste. L’éclat, la profondeur et l’émotion que la jeune artiste disait aimer dans cette musique ne sont, eux, malheureusement apparus qu’en filigrane – effleurés par un jeu de surface qui, s’il livre le texte sans le dévoyer, peut souvent rester à la surface de la forme et du fond.

Ne resta alors qu’une seule hypothèse pour expliquer cet enthousiasme quelque peu contradictoire : la surprise. Celle d’être cueilli malgré moi par la séduction immédiate du dialogue du piano, du violon et du violoncelle dans le Trio en ut mineur. Celle de rester muet d’admiration devant les interventions du violoncelliste Olaf Maininger dans le Sextuor en sol majeur, où la cohésion des instrumentistes atteignit un degré de simplicité, de justesse et d’évidence inouï. Celle d’entendre un peu partout dans l’assistance comme des « hiiii » s’étouffer à l’entrée de l’altiste Amihai Grosz. Puis celle, plus grande encore, d’entendre toute une salle bruire encore d’une mélodie obsédante, bien après que les artistes eurent quittés la scène : le thème enivrant du Scherzo, bissé, que de petits groupes chambristes improvisés se mettent à fredonner avec une excitation croissante dans le hall de Pleyel. Déjà les convictions des anti-brahmsiens les plus farouches commencent à s’ébranler. C’est l’engrenage, la béchamel : la brahmsite. À vous enflammer d’une passion violente pour des développements de forme-sonate où le rubato s’enivre d’une foultitude de nuances. Foudroyante, radicale, et sans guère d’espoir de rémission.

De l’indescriptible tenue dominicale de miss Yuja (grâces soient ici rendues à l’inestimable contribution de Palpatine  à la yujalogie moderne) à la découverte d’un nouveau continent musical, des cris enthousiastes du public aux mines complices de ces formidables artistes, voilà que tout finit par se mélanger dans notre esprit confus. « C’est trop dur ! C’est trop dur pour un homme mûr ! » y avait-il de quoi s’exclamer devant pareil spectacle. Mais comment faire autrement ?

(Johannes Brahms : Sonate pour clarinette et piano en mi bémol majeur, Trio pour piano et cordes en ut mineur, Quintette avec piano en fa mineur ; Yuja Wang, Wenzel Fuchs, Guy Braunstein, Christoph Streuli, Amihai Grosz, Zvi Plesser, Olaf Maninger, ; Salle Pleyel, le 26/01/13)

(Johannes Brahms : Trio pour piano et cordes en ut majeur, Sonate pour violon et piano, Sextuor à cordes en sol majeur ; Yuja Wang, Guy Braunstein, Christoph Streuli, Amihai Grosz, Ulrich Knoerzer, Olaf Maninger, Zvi Plesser ; Salle Pleyel, le 27/01/13)



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